Scandale au sein de la mafia du numérique

Alors que la Nouvelle-Calédonie cherche à rattraper son retard dans le domaine du numérique, plusieurs acteurs du secteur ont prévenu les autorités quant aux agissements des dirigeants de l’OPT et de certains hommes d’affaire locaux. Prise illégale d’intérêt, détournements de fonds publics, favoritisme et réseaux opaques infiltrés au sein du gouvernement : petit tour dans les coulisses de l’OPT et dans la mafia du numérique…

Lors du dernier salon DIGINOVA consacré aux « défis du numérique », la première table ronde fut consacrée à débattre autour de ce thème : « Quel impact du numérique sur nos entreprises : subir ou se transformer ? ». Organisateur et soutien de l’évènement, l’OPT avait expliqué par la voix de son directeur que, même s’il était parfois critiqué, l’office des postes et des télécommunications calédonien « contribue au développement du digital pour le grand public et pour les entreprises via le déploiement de ses réseaux très haut débit » et se veut être « un véritable acteur du digital au travers de solutions innovantes ». Avec plus de 24,8 milliards cfp de chiffre d’affaires annuel (soit environ 207 millions d’euros), ce mastodonte a en effet les moyens et la capacité d’agir sur la transition numérique. Encore faudrait-il que les dirigeants de l’office changent leurs comportements… ou peut-être que l’on change ses dirigeants ?

Phillipe Gervolino : prise illégale d’intérêt et détournement de fonds publics ?

Selon les éléments en notre possession, le Directeur Général actuel de l’OPT, en poste depuis le 18 aout 2015, serait en effet passible de poursuites judiciaires pour des faits de prise illégale d’intérêt et de détournement de fonds publics. Philippe Gervolino aurait ordonné le versement d’une subvention, via des fonds de l’OPT, à une association dont il se trouve être l’un des membres fondateurs… L’association loi 1901 en question a ainsi été créée avant les dernières provinciales et ses statuts ont été déposés le 17 avril 2019. Dénommé “A-DEN” (Association pour le Développement des Entreprises du Numérique), elle a bénéficié du versement quelques semaines plus tard d’une subvention de 5 millions de francs par l’office des postes. Ce virement aurait été ordonné directement par Philippe Gervolino et parfaitement bien reçu par le trésorier de l’association qui s’avère être également… Philippe Gervolino lui-même ! Car oui, le directeur de l’OPT n’est pas que membre fondateur de A-DEN, il est aussi son trésorier. Du fournisseur au consommateur en quelques sortes. La preuve ici :

Comment le contrôle de légalité de l’Etat a-t-il pu passer à côté ? Comme le démontrent les statuts ci-joints, le bureau des affaires juridiques du Haut-commissariat a bien validé la création de l’association alors même que la signature du directeur de l’OPT y figure en toutes lettres. Cependant, il s’avère que si l’Etat a un représentant au sein du Conseil d’Administration de l’office, la décision de verser ce genre de « subventions » restent à la discrétion du Directeur de l’OPT et passe généralement sous les radars. Malheureusement pour eux, dans cette affaire, les protagonistes semblent s’être comportés comme de véritables pieds-nickelés et la prise illégale d’intérêt n’est pas le seul délit qui pourrait leur être reproché…

Le co-working version CIPAC

Car, en vérité, s’intéresser à “l’A-DEN” c’est aussi observer le fonctionnement d’un milieu assez opaque où les initiatives et les bonnes volontés (pourtant nombreuses) semblent s’opposer à de puissants intérêts économiques qui possèdent d’ailleurs leurs relais au sein des institutions. Car avec ses 200 sociétés et ses 2000 emplois en Nouvelle-Calédonie, le domaine du numérique représente un chiffre d’affaires de 59 milliards chaque année. Un pactole en constante progression qui, s’il aiguise bien des appétits, pousse aussi les pouvoirs publics à légiférer pour réglementer les pratiques et faciliter la réunion des différents acteurs du secteur. L’année dernière, le gouvernement a ainsi affiché l’objectif de « fédérer les acteurs du numérique dans un lieu emblématique » pour « développer les synergies ». Mais comment a donc été choisi ce lieu « emblématique » ? Nul ne le sait pour l’heure mais toujours est-il qu’un « espace de co-working » devant regrouper tous les acteurs calédoniens du numérique a été trouvé en avril 2019 : il s’agit du 34 rue Gallieni à Nouméa. Par un heureux hasard – qui en fait n’en est pas un – il s’agit justement de l’adresse du siège de l’association A-DEN citée précédemment. Une adresse correspondant à un immeuble détenu par le groupe CIPAC, société dirigée par l’homme d’affaire Pierre Massenet, ce dernier étant par ailleurs le président de l’association A-DEN… dont le trésorier est le directeur de l’OPT. Vous suivez ? Attention ce n’est pas fini…

Un homme-lige au gouvernement

Dans des correspondances que la rédaction de Calédosphère s’est procurée, des associations et certains partenaires du projet ont, dès l’origine, mis en cause le choix de ces locaux jugés inadaptés ou carrément trop chers. Ainsi, par exemple, la représentante de l’association OPEN (laquelle regroupe les professionnels de l’économie numérique), qualifie dans un courriel les locaux appartenant au groupe CIPAC de « débarras » et explique ne pas y retrouver ni le confort ni le prix de ses anciens bureaux, raison pour laquelle l’association, et d’autres, avaient annoncé vouloir quitter les lieux. Dans une réponse adressée aux principaux acteurs du numérique et signée par Pierre Massenet, celui-ci se dit alors « consterné » et plaide pour le maintien des locataires dans le local en question (puisqu’il lui appartient) arguant que les « permanents pourraient s’accorder pour gérer conjointement leurs espaces ». Une façon pour le propriétaire de dire à ses locataires qu’ils n’ont qu’à faire des travaux s’ils ne sont pas contents ? Voire. Reste qu’en retour de cet échange il parvient à l’ensemble des protagonistes un mail d’un agent du gouvernement qui choisit ce moment pour sortir de l’ombre et afficher la couleur. Celui-ci, en charge du dossier au sein de la cellule économie numérique du gouvernement plaide pour le déménagement de tous les protagonistes dans le local appartenant au groupe Massenet :

« Je suis désagréablement surpris d’apprendre que les associations que le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie soutient ne soient pas en capacité à travailler ensemble et à organiser un espace de travail fonctionnel (…) Je souhaiterais échanger avec le bureau afin de régler cette difficulté rapidement. Cet échange sera également l’occasion d’établir les modalités de votre participation à DIGINOVA, de faire un point sur votre feuille de route et les échéances à venir (Bruno FERRANDIS ; Mail de la Cellule EcoNUm (Gouvernement), 20/07/2019) »

Peu de temps avant l’événement DIGINOVA, cet agent du gouvernement aurait ensuite, selon les membres du bureau de l’association OPEN, menacé ces derniers pour les forcer à s’installer dans l’espace de co-working du 34 rue Galliéni. Par quel moyen ? Et bien selon les dires de l’OPEN, en cas de refus de leur part, les subventions du gouvernement leur auraient été purement et simplement supprimées tout comme leur participation à l’évènement pour lequel l’association avait participé à l’organisation. Un peu plus tard, en milieu d’année dernière, la cellule économie numérique a octroyé une subvention de 5 millions de francs à l’association A-DEN présidée par Pierre Massenet… Vous avez compris ?

Le trésorier, l’homme d’affaire et le beau-frère : le résumé de l’affaire

Ainsi, l’année dernière, le gouvernement a décidé d’aider à la création d’un espace de co-working pour réunir l’ensemble des acteurs du numérique. A cette époque et selon les éléments en notre possession, Pierre Massenet a semble-t-il voulu faire financer par de l’argent public son propre espace privé de co-working domicilié dans une de ses propriétés situées à Nouméa. A la tête du Fournisseur d’Accès à Internet Can’l, de CIPAC et du Data center DSP, l’homme a d’importants intérêts dans le domaine du numérique et apparait assez proche du directeur de l’OPT pour avoir poussé ce dernier à enfreindre la loi, puisque celui-ci a accepté non seulement de fonder avec lui une association, d’y occuper le poste de trésorier mais surtout d’y verser illégalement 5 millions provenant de l’OPT qu’il dirige. Dans le même temps, le responsable du numérique au sein de la cellule EcoNum du gouvernement a permis le versement d’une autre subvention de 5 millions à l’association A-DEN. Avec ses dix millions de francs de budget, l’association a alors choisi (sic) d’héberger son siège dans l’espace privé de co-working de Pierre Massenet en lui versant un loyer que d’aucuns jugeraient prohibitif. Un lieu qui grâce aux pressions et menaces en tous genres émanant du gouvernement, accueille désormais d’autres associations et d’autres partenaires qui sont obligés de payer plus cher des locaux inadaptés puisqu’en cas contraire, le gouvernement les menace de supprimer leurs subventions.

Autant dire que dans le milieu du numérique, si personne ne sait bien comment ça fonctionne on est néanmoins sûr d’une chose : l’argent public sert à payer des loyers et, à la fin, les loyers sont versés à Pierre Massenet. Et si les liens entre ce dernier et Philippe Gervolino, c’est-à-dire entre CIPAC et l’OPT (ou Citius ?) commencent à se savoir et méritent d’autres publications les concernant*, reste à savoir pourquoi par ailleurs un haut-fonctionnaire au sein du gouvernement fait-il montre d’une telle fougue à défendre les intérêts d’un chef d’entreprise et à aider ses sociétés ? Récemment, au sein de la cellule EcoNUm, Bruno Ferrandis a en effet commandé des études préconisant un partage de responsabilité au sein de l’OPT afin que, dans le futur, les FAIs calédoniens soient chargés de la commercialisation des services pour le compte de l’OPT, ce qui leur assurerait de très importantes sources de revenus et ferait le bonheur de Can’l et de son patron. Coïncidence ? S’il est encore trop tôt pour dire où finira cette affaire et ce qu’en pensera la justice, peut-être que le fait que l’agent du gouvernement soit le beau-frère de Pierre Massenet à un quelconque rapport avec tout cela ? Affaire à suivre.

* La semaine prochaine, le prochain chapitre : Restez câblés !