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Ils attendent encore nos filles ?

Pourquoi l’arrêt du métissage a figé la Nouvelle-Calédonie dans un conflit identitaire insoluble ? L’une des grandes qualités d’internet est de permettre des réflexions et des discussions longues et profondes, en les laissant s’exprimer librement, tout en discutant avec eux. Et ce travail médiatique révèle parfois l’invisible, loin des formats standardisés des médias traditionnels. 

Ainsi, dans l’une de ses émissions, deux jeunes hommes d’origine kanak (Kenny Julia et Kendjy Togna) livrent un témoignage qui, d’apparence, semble déjà entendu. Ils parlent du “combat contre le dégel du corps électoral“, de la “précarité“, du “système colonial qui ne s’est jamais arrêté“, de “la frustration des jeunes” qui a explosé à l’occasion de l’insurrection du 13 mai. Rien de nouveau sous le soleil de la Conception, pense-t-on, notamment de la part de deux adultes mélanésiens qui ont grandi au Mont-Dore. Mais lorsqu’ils approfondissent leur réflexion, quelque chose frappe. Ils disent quelque chose que nous n’entendons pas.

Un décalage culturel invisible

Ce qu’ils expriment semble confus, parfois maladroit. L’un parle d’ascenseur social bloqué. L’autre décrit un pays qui doit être construit “ensemble“, mais avec des règles différentes. Ils insistent sur le fait que la Nouvelle-Calédonie doit appartenir aux Kanaks, tout en soulignant qu’ils veulent que tout le monde participe. C’est déconcertant mais l’incohérence n’est qu’apparente. Puis vient cette phrase, glissée naturellement dans la conversation : “On veut que les Calédoniens deviennent des Kanak ” Et, ils ne s’arrêtent pas dessus. Pour eux, c’est une évidence. La phrase est répétée plusieurs fois durant l’entretien. Et ils ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Il faut dire que dans l’esprit d’un occidental, un Calédonien non-kanak ne peut pas devenir Kanak, puisqu’il ne l’est pas. Chacun peut toujours prétendre ce qu’il veut bien sûr, mais il ne fera jamais que prétendre. Alors pour beaucoup, cette idée semble absurde, comme une revendication identitaire de plus. Mais, en réalité, ils ne parlent pas d’identité au sens occidental, mais d’un processus coutumier, au sens kanak, c’est-à-dire dans le temps long. Car leur monde fonctionne ainsi depuis des siècles.

Ce qui est frappant, c’est que Kendjy Togna, celui qui prononce ces mots, n’est pas n’importe qui. Petit-fils de Rock Pidjot, premier député kanak de l’histoire, il est l’héritier d’une lignée qui, dans les années 1960-1980, a choisi l’intégration politique à la française comme levier de progression pour les Kanaks. Son grand-père croyait en l’outil institutionnel et en la capacité de son peuple à peser dans la République par la représentation politique. Mais ce que l’histoire familiale des Togna révèle, c’est une réalité plus ancienne : ce jeune homme est lui-même descendant d’un mariage mixte arrangé par la mission catholique de Saint-Louis, bien avant 1917, à une époque où ces unions servaient de pont entre les mondes kanak et européen. C’est ainsi que les Pidjot ont émergé comme l’une des premières familles métisses influentes du pays, intégrant à la fois le pouvoir coutumier et les structures coloniales françaises. Son propre sang est la preuve que ce processus a existé. Aujourd’hui, pourtant, Kendjy Togna parle un langage totalement différent de son aïeul. Il ne cherche pas à peser dans les institutions, mais à ramener les Calédoniens à une logique d’intégration coutumière. L’ironie du sort, c’est que Kendjy Togna est l’héritier d’un modèle pensé par l’Église, non par la République. Ce sont en effet les prêtres, et non les institutions françaises, qui ont conçu les alliances, ce pont-des-français, qui a façonné sa lignée. Or, aujourd’hui, la République rejette le droit coutumier qui l’a fait naître. Peut-être est-ce là la source profonde de cette défiance ? Probable.

Le droit coutumier et le jeu des alliances

Les sociétés kanak, comme les sociétés féodales de l’Ancien Régime, ont toujours fonctionné sur le jeu des alliances, principalement à travers les mariages et l’adoption coutumière. Ces unions avaient une double fonction. Pour les Kanaks, il s’agissait d’obtenir un lien avec le pouvoir colonial. Pour les européens : sécuriser une place dans la société locale (exemple parlant de la famille Pentecost). Historiquement, c’est ainsi qu’ont été pacifiées 330 tribus et 33 langues : en intégrant “l’ennemi” par des alliances familiales. Les Kanaks ont toujours résolu leurs conflits en faisant du sang un lien. D’où l’importance de celui-ci. Cela ne signifie pas seulement le partage d’un territoire, mais une véritable fusion des lignées. Avant les grandes révoltes de 1878 et 1917, il y avait effectivement des unions entre Européens et Kanak, souvent avec des familles influentes. L’exemple le plus frappant étant, paradoxalement, celui de la famille Pidjot, où le métissage a produit une élite kanak capable de naviguer dans les deux mondes (banquiers, chefs coutumiers, députés, élus, ingénieurs, pilote de chasse, etc.).

Une cicatrice et blocage historique

Aujourd’hui, cette mécanique est brisée. Depuis plus d’un siècle, les mariages mixtes sont devenus rares. Les Européens ne jouent plus aux mêmes règles. Ils ne “donnent” plus leurs filles aux clans Kanaks. Ils ne cherchent plus à s’intégrer par les liens du sang. L’idée même d’une telle pratique est aujourd’hui inacceptable dans le cadre occidental moderne. Ainsi, les liens entre communautés ne passent plus par l’intégration coutumière. La demande implicite des jeunes Kanaks – que les Calédoniens deviennent Kanak – n’a donc plus de réponse naturelle. La société moderne ne fonctionne plus ainsi, et cela crée une impasse. Le contre-coup est que si les Européens ne se “donnent” pas dans des alliances matrimoniales, alors ils restent des étrangers indigestes à la société kanak. Une explication aux insurrections sporadiques ? Peut-être. Reste que ce que nous disent ces jeunes sans l’exprimer clairement, c’est que selon le droit coutumier, il ne peut pas y avoir de « destin-commun » et de « vivre-ensemble » sans fusion. Pour une part de cette jeunesse kanak, leur attente n’est donc pas celle d’une simple cohabitation mais bien d’une intégration par le sang et les alliances. Or, cette attente se heurte à un refus inconscient et généralisé des autres communautés, ce qui fait qu’il n’y aura pas – de notre vivant à tous – d’assimilation globale coutumière en Nouvelle-Calédonie.

Alors, pourquoi le souligner ? Parce que si personne ne met de mots sur cette fracture si sensible, si personne n’évoque tout cela ouvertement, si personne ne répond jamais aux demandes de ces deux jeunes hommes, alors cette blessure continuera de grandir, irrésolue et incomprise. Aussi, comme il faut bien que quelqu’un le fasse pour tous les autres, cela sera dit ici : On ne donnera jamais nos filles et il est temps de l’accepter.

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JNC

Ancien journaliste, aujourd’hui à la retraite, JNC a été l’un des tous premiers contributeurs officiels du média. Curieux, travailleur, attentif aux soubresauts de l’actualité, il sait conserver une certaine distance vis-à-vis de ses sujets. Volontiers pédagogue, jamais caricatural, souvent indigné, il conserve intact sa capacité à remettre en question la société calédonienne qu’il connait et décrit au jour le jour. Son crédo : « c’est l’actualité qui décide, pas nous »

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Nogius
Nogius
3 mars 2025 16:01

En fait les mecs ils nous expliquent qu’ils sont frustrés de ne plus pouvoir se taper des blanches.

Lemec Dici
Lemec Dici
Répondre à   Nogius
3 mars 2025 18:43

j’avoue que j’ai bien ris en vous lisant.

ditou
ditou
Répondre à   Nogius
5 mars 2025 02:46

Il faut dire que les femmes kanaks, ce ne sont pas des critères de beauté.

Nogius
Nogius
3 mars 2025 15:56

Ben dis donc ils ont pas évolué ces mecs dans leur cervelle.

oups2 x
oups2
2 mars 2025 21:55

En France on demande aux étrangers de s’assimiler aux us et coutumes et mode de vie Français et cela va loin car cela passe aussi dans l’esprit par l’abandon de signe distinctifs comme l’habillement et surtout la religion. Ce n’est pas inscrit dans la loi mais bien présent dans les esprits.
En Calédonie il faudrait se poser la question si en retour cette vision des Kanaks est si anormale que cela.

Nogius
Nogius
Répondre à   oups2
3 mars 2025 17:08

Ben assimilez vous et vivez à poils !
Comme avant comme ils disent

Veronique
Veronique
2 mars 2025 19:08

Dans mon entourage tout le monde est métissé

LedZep4096
LedZep4096
Répondre à   Veronique
2 mars 2025 21:37

Véronique “Dans mon entourage tout le monde est métissé

Mais nous le sommes tous, des métissés, depuis Australopithèque (*) !
Aller, comme d’hab., musique : Serge – https://youtu.be/MukeH1hWrxY

(*)

Ecce Homo.jpg
Dernière modification 7 jours plus tôt par LedZep4096

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