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L’accord Valls ou l’art français d’acheter la paix en trahissant les siens
Trois référendums pour rien ?
Les Calédoniens ont voté trois fois. Trois NON nets à l’indépendance. Trois majorités indiscutables, validées par l’ONU, pour rester dans la République Française. Et pourtant, en juin 2025, le compromis institutionnel désormais promu — pensé par Emmanuel Macron, mis en forme par Manuel Valls, soutenu par Calédonie Ensemble, l’Éveil Océanien et une partie du FLNKS — propose autre chose : un statut de « souveraineté avec la France ». L’indépendance-association.
Autrement dit, l’opposé du choix exprimé dans les urnes. Car derrière des termes neufs se cache une trajectoire unique : celle d’un gel stratégique. Il ne s’agit plus de clore le cycle de l’Accord de Nouméa, mais de le prolonger sous un autre nom. Le langage change, mais le mécanisme reste le même : différer.
“Un avenant de 15 ans avec un ajustement du corps électoral.”
(Milakulo Tukumuli, 17 mai 2025)
“Souveraineté avec la France, sinon on s’exposera à une souveraineté sans elle.”
(Calédonie Ensemble, 27 juin 2025)
“Nous voulons un référendum d’autodétermination, mais sur le projet Valls.”
(FLNKS, juin 2025)
Ce n’est pas un projet d’avenir. C’est un habillage. Une tactique éprouvée : Pisani, 1985 ; les solutions « transitoires » de chaque sortie de crise ; les reports maquillés en compromis. Sauf que cette fois, il n’y a plus rien à temporiser. Le système a déjà cédé. Et la vérité ne peut plus être diluée.
La ligne de l’État ? Elle est fixée.
Manuel Valls n’a pas improvisé. Sa mission a consisté à bâtir un accord intermédiaire qui neutralise le conflit sans régler le fond. « Un pays souverain avec des compétences partagées avec la France » – c’est la novlangue institutionnelle qui renomme l’indépendance sans en assumer le mot.
Emmanuel Macron, lui, a renchéri : les trois référendums n’étaient pas légitimes car ils n’étaient « océaniens ». Comprendre : trop français, trop tranchés, trop républicains, trop clairs. Au sommet de l’Etat, on veut du flou, de l’indistinction, du “consensus” post-colonial.
Le fond est simple : l’État veut sortir sans le dire. Mais pas brutalement. Il veut que cela prenne quinze ans. Que les deux camps enterrent la hache de guerre, le temps que l’un d’eux renonce ou que l’autre plie bagage.
Le camp indépendantiste doit patienter.
Mais ce compromis a un autre coût — invisible, inavoué — pour les indépendantistes. Et il exige d’eux une discipline de fer.
- Il leur demande d’attendre quinze ans encore.
- Il leur impose un régime républicain, économique, électoral, (qu’ils dénomment colonial), sur un territoire qu’ils revendiquent comme le leur.
- Il impose une réforme, même partielle, du corps électoral.
- Il gèle les revendications foncières, le désir de revanche et rend quasi impossible toute prise démocratique de la province Sud et des communes du Grand Nouméa d’ici 2040.
C’est aussi l’abandon, pour les leaders indépendantistes de plus de 65 ans, de toute chance de voir la Kanaky de leur vivant. C’est enfin l’obligation implicite de contenir les jeunes désœuvrés, de neutraliser les impatients, de prévenir toute insurrection sous peine de faire voler l’accord en éclats. Bref, le FLNKS doit promettre le calme dans les quartiers durant quinze ans pendant que l’État organise son départ. On exige des colonisés qu’ils temporisent leur revanche pour sauver la façade d’un accord.
Le camp loyaliste, lui, doit se taire.
Le piège est, là, encore plus cruel. On demande aux Calédoniens fidèles à la France d’avaliser un compromis qui :
- contourne leur triple NON,
- rend irréversible l’indépendance,
- rend incertain le corps électoral,
- rend inéluctable le départ de la France à moyen terme.
Ce n’est pas un accord d’avenir. C’est une injonction au renoncement. Les classes moyennes, les entrepreneurs, les cadres du privé, les professions libérales, les familles de Calédoniens Français, métissées ou non, vont très vite comprendre qu’on les a trahies. Alors elles s’organiseront en fonction ou partiront.
Et plus elles partiront, plus le référendum de 2040 – prévu comme clause de sortie – sera perdu d’avance. Ce que les urnes avaient empêché, l’attrition démographique et la lassitude morale l’autoriseront.
Et après ? Une île exposée
Ce compromis figera ainsi la situation jusqu’en 2040. Quinze années d’attente, d’appauvrissement, de migrations et de résignation. Mais que se passera-t-il ensuite ? L’État français aura préparé son retrait. Il n’osera plus ni assumer sa présence, ni imposer son départ. Il laissera la société calédonienne figée, sous perfusion, avec l’espoir fragile qu’un référendum magique viendra clore l’histoire, alors que chacun sait désormais que l’Etat ne prend pas en compte les résultats des consultations référendaires.
Pendant ce temps, la jeunesse kanak aura été tenue à distance de la souveraineté, sommée de patienter encore une génération. Les élites actuelles du FLNKS auront 80 ans, voire davantage. Le rêve Kanaky aura été ajourné. Mais pas éteint. Car le monde, lui, aura changé.
En 2049, la Chine aura pour objectif affiché la « réunification » avec Taïwan. Une date-anniversaire. Une échéance politique. Les États-Unis, face à cette menace, se réarment dans tout le Pacifique. Le Japon réarme aussi. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont multiplié les pactes militaires.
Et la Nouvelle-Calédonie ? Délaissée, isolée, semi-souveraine, elle devient un pion stratégique. Si la France s’efface, d’autres viendront :
- La Kanaky, frustrée par l’attente et la promesse trahie, pourrait voir en Pékin un partenaire alternatif.
- Les loyalistes, acculés par le calendrier et désavoués par Paris, chercheront de l’aide à Washington, Canberra, voire Tel Aviv ou Taipei.
L’archipel deviendra une faille géopolitique majeure. Un domino colonial de trop. Une fracture possible dans le front Pacifique occidental. Et la promesse d’un référendum d’avenir partagé ? Elle n’aura plus aucun sens. Les camps ne dialogueront plus. Ils chercheront des alliés, des armes, des garanties. La paix des années 2025–2040 aura été une parenthèse préparatoire.
La morale ?
Le texte de Valls n’est pas un accord. C’est une suspension contrôlée du conflit, un gel asymétrique qui impose à chacun de se taire pour ne pas faire exploser l’illusion du consensus.
Les indépendantistes doivent différer la Kanaky. Les loyalistes doivent enterrer la République. L’État, lui, s’éclipse sans l’avouer.
Ceux qui signent croient acheter la paix.
Mais la paix achetée à crédit et dans le déshonneur, c’est la guerre reportée à échéance.
Et cette échéance, désormais, portera un nom : 2040.
