Une société sans visage

Au journal télévisé de samedi soir nous avons vu un reportage sur l’ouverture d’un foyer d’accueil d’urgence pour femmes victimes de violences conjugales. Une femme bénévole témoigne, explique son rôle… en tournant le dos à la caméra, le visage caché. Je le remarque parce que j’en suis troublé, il y a quelque chose de pas normal, mais d’une certaine manière je le comprends, sans porter de jugement, sans reprocher à cette dame son attitude. Mais je ne peux rester sans réagir intellectuellement, regarder ces images sans que cela me pose problème: en l’écoutant, son visage caché, ces mots me sont venus : « une société sans visage : nous vivons dans une société sans visage ».

Et là il y a un problème.

Cette femme a-t-elle des raisons de craindre de montrer son visage pour assumer pleinement ce rôle utile et noble qu’elle s’est attribué ? Visiblement, oui. Dans cette interview, elle n’est ni victime, ni coupable, elle est bénévole, elle agit pour le bien et s’oppose à un mal. Alors pourquoi ? La réponse est peut-être simple : en se mettant du côté des victimes et contre les coupables, cette femme s’expose aussi aux actes vindicatifs des coupables. Mais alors dans quelle société vivons-nous s’il faut cacher son visage quand on agit pour le bien des autres, des faibles, des victimes ? Elle ne devrait pas avoir à le faire; ce visage caché est moins un choix libre qu’une contrainte. Le constat est sans appel : aujourd’hui on vit dans la peur des coupables, présents ou à venir.

Les voyous, les délinquants en capuche qui pourrissent la vie de la cité, qui agressent physiquement d’autres personnes, eux aussi cachent leur visage. Rien de surprenant, me direz-vous; c’est pour ne pas être identifié — et cela reste aussi une façon de ne pas assumer ses actes. Alors les victimes, les témoins, les bénévoles doivent aussi cacher leur visage parce que les voyous cachent le leur, c’est peut-être un réflexe d’autoprotection qui s’impose pour être d’une certaine manière « à jeu égal ». Et non seulement les voyous cachent leur visage, mais la justice, une fois qu’elle les a attrapés, le cache aussi de tous; une forme de protection qu’elle leur donne, un avantage qu’elle maintient en leur faveur. Ceci serait-il le point de départ coupable d’un cercle vicieux, d’une mécanique sociale infernale ?

Il me semble que nous avons ici un nouveau marqueur subtil d’une société de plus en plus violente où les personnes se sentent de moins en moins en sécurité. Les personnes témoignent à visage couvert parce qu’on a peur de la réaction, des représailles d’individus (qui parfois ne sont même pas majeurs). Car montrer son visage en tant que victime, en tant que témoin contre, de bénévole contre, c’est se mettre dans un déséquilibre à la faveur du coupable qui de toute évidence n’a pas de raisons de manquer de confiance en lui. Avec l’explosion des violences, de la délinquance, on dirait que la « criminalisation » de l’esprit est en bonne voie. Et le déséquilibre est là; les uns n’ont peur de rien, les autres ont peur de tout.

Sur ce qui a peut-être été pendant un temps l’île la plus proche du paradis, les victimes, les témoins, les bénévoles en sont venus à cacher leur visage… comme les coupables. Le « sans visage » devient une nouvelle norme; une forme de déshumanisation de l’être, de la société. Si au 21ème siècle, dans un pays dit libre, démocratique, civilisé, dans son espace public où le coupable n’ayant pas de visage, la victime, le témoin, le bénévole doit trouver son salut dans une stratégie semblable, mais dans quelle société vivons-nous ?

Mister Eric