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Les fils de la colère
Le 13 mai, on a brûlé Nouméa. Le 15 octobre, on viole une grand-mère au Vallon-Dore. Entre les deux, un seul fil : la fin du lien social. Et une question : combien de temps avant que le pays n’explose pour de bon ?
La scène
Une femme de 74 ans, malade d’Alzheimer, agressée et cambriolée dans sa maison du Vallon-Dore. Un adolescent de 14 ans, originaire de Saint-Louis, placé en garde à vue. Trois autres, âgés de 9 à 15 ans, relâchés après audition.
Quatre enfants dans une maison vide, à la frontière entre deux mondes : celui d’une Calédonie qui vieillit, qui s’enferme derrière des caméras, et celui d’une jeunesse qui ne s’appartient plus, livrée à l’errance, à la jalousie, au mimétisme. Ce fait divers n’est pas une aberration : c’est un signal. Le crime n’est pas une déchirure dans la toile du pays, il en est la trame.
Le visage du désordre
Chaque société produit ses monstres. Les nôtres ont 13, 15 ou 17 ans. Ils ne savent ni lire un contrat, ni se projeter dans un métier, mais ils savent forcer une porte, fracturer un coffre, menacer une vieille dame.
Ce n’est pas un hasard, c’est une mécanique. Depuis vingt ans, la Nouvelle-Calédonie fabrique à bas bruit une génération d’enfants sans destin. Les chiffres sont clairs :
- près de 300 jeunes Kanak sortent chaque année du système éducatif sans diplôme ;
- 40 % d’entre eux ne seront jamais formés ni employés ;
- 10 à 15 % basculeront, tôt ou tard, dans la délinquance répétée.
Sur dix ans, cela représente près d’un millier d’individus – le noyau dur d’une prédation sociale devenue endémique. Autour d’eux gravitent trois à quatre mille jeunes hommes, parfois complices, parfois suiveurs, souvent désœuvrés : ce sont ceux qu’on a vus sur les routes en mai 2024, parmi les 8 000 à 10 000 insurgés du 13 mai.
Un pays de 265 000 habitants ne peut absorber une telle masse d’exclus sans imploser moralement. Et pourtant, tout cela était prévisible. Tout cela a été dit, écrit, nié.
Les enfants du vide
Un jour, un député l’a dit sans détour :
“Voler, c’était un jeu. Jouer avec la police, faire la nique au système.”
Cette phrase d’Emmanuel Tjibaou, enregistrée sans provocation, devrait figurer dans les manuels d’histoire. Parce qu’elle dit tout : quand l’autorité disparaît, le vol devient rite d’initiation, et la haine sociale, un jeu d’enfant.
La délinquance n’est pas qu’une question de morale — c’est une question de structure. Ce qui a remplacé l’école, ce n’est pas la coutume. Ce qui a remplacé la coutume, ce n’est pas l’emploi. Ce qui a remplacé l’emploi, c’est la rue.
Et la rue, ici, ne forme plus des citoyens : elle forme des soldats du ressentiment. Non pas des “émeutiers politiques” — des prédateurs symboliques. Ils volent, violent, brûlent, sans but collectif, sans projet, sans doctrine. Ils frappent le premier corps faible à portée : un commerçant, un vieil homme, une femme isolée.
La guerre sociale invisible
On veut croire qu’il s’agit de dérapages, de “faits divers isolés”. Mais il n’y a rien d’isolé dans un système qui produit le même scénario chaque semaine : un cambriolage à Dumbéa, un guet-apens à Saint-Louis, un viol au Vallon-Dore, une voiture brûlée à Koné.
C’est le même territoire mental : celui d’un pays où la pauvreté se vit comme une vengeance. Ce n’est pas “la culture kanak” qui dérape — c’est la République qui a abdiqué. En se croyant protectrice, elle a désarmé. En prétendant “réparer”, elle a entretenu la dépendance. Et en refusant de nommer les choses, elle a laissé la misère devenir une identité.
Le chiffre et la peur
A la prison du Camp-Est, 600 détenus pour 400 places :
- 95 % d’origine kanak.
- 60 % de récidive.
Chaque sortie prépare un retour. Ce sont les mêmes visages, les mêmes prénoms, les mêmes parcours. Un cycle fermé, où l’État ne rééduque plus : il recycle. Le tout pour 1 000 à 1 200 individus seulement — 1 % de la population totale, mais 100 % du désordre quotidien.
C’est ce 1 % qui fait peur à 99 % des autres. Pour la grande majorité des faits, c’est lui qui est responsable du millier d’appel d’urgence que la gendarmerie reçoit chaque jour. Et c’est lui qui dicte désormais la géographie de la peur : les portails électriques, les chiens, les alarmes, les grilles.
L’autre fracture
La Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase post-politique : le clivage n’est plus entre indépendantistes et loyalistes. Il est entre ceux qui travaillent et ceux qui pillent, entre ceux qui entretiennent le pays et ceux qui le dévorent.
Le reste n’est que théâtre. Les élus jouent à Paris, les institutions prononcent des “vœux”, votent des “pactes” et des “chartes”, pendant qu’à Vallon-Dore, une vieille dame se fait violer dans son sommeil.
La leçon
La République a cru pouvoir “acheter la paix” en distribuant des transferts. La Calédonie a cru pouvoir “acheter la cohésion” en multipliant les aides. Les deux ont fabriqué des assistés furieux, c’est-à-dire des esclaves sans chaînes.
Ce que ce crime révèle, ce n’est pas une aberration : c’est la conséquence d’un modèle qui s’effondre. Celui où l’on paye les uns pour qu’ils ne se révoltent pas, et où l’on pardonne aux autres pour qu’ils ne se sentent pas coupables.
Le seuil
L’adolescent de Saint-Louis ne connaît ni la République, ni la coutume. Il connaît la force, la peur, la honte et la rumeur. Il n’est pas “la cause” du problème — il en est l’enfant.
Mais ce qu’il a fait, ou cru pouvoir faire, nous oblige à regarder la vérité : ce pays est assis sur une poudrière démographique, éducative et morale. Ce n’est pas une question d’ethnie. C’est une question de seuil.
Et nous venons de le franchir.
